dimanche 23 août 2015

« La gauche chilienne ne s'est jamais remise du coup d'État de Pinochet »


Soutien critique du gouvernement de Salvador Allende entre 1970 et 1973, le MIRMouvement de la gauche révolutionnairemena une résistance héroïque au coup d’État de Pinochet. Cinquante ans après sa fondation, qu’en reste-il ? Entretien avec Franck Gaudichaud, auteur de « Chili (1970-1973). Mille jours qui ébranlèrent le monde ».

Le palais de La Moneda, symbole du pouvoir républicain et la continuité des institutions au Chili, éventré par les frappes aériennes du 11 septembre 1973. La destruction du siège du gouvernement par l’armée de l’air chilienne, et la mort du président Salvador Allende en martyr de la démocratie ont marqué une forte rupture dans l’Histoire politique du pays, du continent et au-delà.

Par Mathieu Dejean     

11 septembre 1973. Le palais de La Moneda est en flammes à Santiago, au Chili. Les militaires séditieux, dirigés par le général Pinochet, l’assiègent et renversent le gouvernement d’Unité populaire démocratiquement élu. A l’intérieur, le militant socialiste et président de la République Salvador Allende défend, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique. Peu de temps avant de se donner la mort, il parle à sa fille, Beatriz, sympathisante du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), dirigé par Miguel Enríquez, et lui dit : « Le toca a Miguel ». Autrement dit, désormais il revient au secrétaire général du MIR et à ses militants d’organiser la résistance.

Fondé en 1965, ce parti de jeunes révolutionnaires qui prônait la lutte armée, et qui avait assuré pendant un temps la garde rapprochée d’Allende, avait prévenu précocement des risques de coup d’Etat. Jusqu’à sa dissolution en 1987 il organise des opérations de résistance et des tentatives de guérilla pour contrer la dictature. Aujourd’hui encore les couleurs rouge et noir du drapeau du MIR ornent les cortèges au Chili. Mais quel héritage et quelle mémoire a-t-il légué ? Le coup d’État a-t-il donné raison à sa stratégie politique ? Le « néo-mirisme » existe-t-il ?

Autant de questions qui étaient au cœur d’un colloque organisé à Santiago par la Fondation Miguel Enriquez à l’occasion des cinquante ans de la naissance du mouvement. Nous avons interrogé l’un de ses participants, le chercheur français Franck Gaudichaud, qui vit au Chili, auteur de Chili (1970-1973). Mille jours qui ébranlèrent le monde (éd. PUR, 2013).

Le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) est fondé en 1965, peu de temps après l’élection du démocrate-chrétien Eduardo Frei Montalva à la présidence de la République du Chili. Pourquoi est-il fondé à ce moment-là ?

Franck Gaudichaud – La naissance du MIR en août 1965 est marquée par le contexte international. Toute une génération latino-américaine est impactée par la révolution cubaine en particulier. Ces jeunes rejettent la politique institutionnelle et parlementaire y compris celle de la gauche et du PC, et se reconnaît dans cette nouvelle vague révolutionnaire.
D’autre part, au niveau national, on assiste à la recomposition de petites organisations révolutionnaires qui tentent de se fédérer. Pour résumer, elles sont trotskistes, de dissidence communiste, de dissidence socialiste, et anarchiste avec le dirigeant syndical Clotario Blest. Après plusieurs tentatives avortées, elles convergent finalement au sein du MIR. Il y avait aussi des chrétiens radicalisés, séduits par cette gauche révolutionnaire.

La déception face aux réformes d’Eduardo Frei, dont le slogan était « la révolution en liberté », y est-elle pour quelque chose ?

Tout à fait. Les travaux d’Eugenia Palieraki sur les origines du MIR montrent qu’une partie de la jeunesse radicalisée veut aller au-delà de ces réformes. Ils cherchent une perspective révolutionnaire, à une époque où des réformes du capitalisme sont déjà en cours.

Quelle place le MIR occupe-t-il au sein des différents partis de gauche existants, qui exercent leur hégémonie sur le mouvement ouvrier ?

Le MIR naît à une époque de recomposition et d’alliances à gauche, des Fronts populaires jusqu’à l’élection d’Allende à la tête du gouvernement de l’Unité populaire, en passant par le FRAP (Frente de Acción Popular), qui était un Front populaire électoral. Ces coalitions se forment autour du PC et du PS, qui sont de grands partis ouvriers marxistes, mais dont la perspective est légaliste et parlementaire.

Salvador Allende, mitraillette à la main, résiste dans son palais de La Moneda avec quelques dizaines de défenseurs —sa garde rapprochée, des policiers loyaux et des militants volontaires— au siège de l’armée régulière rebelle, infiniment supérieure en nombre et avec un écrasant pouvoir de feu.

Ces partis sont critiqués par des franges anticapitalistes radicalisées, qui considèrent qu’aucun changement révolutionnaire n’est possible par les élections, et qu’il faut donc adopter une perspective politico-militaire l’influence cubaine est forte et de destruction de l’État bourgeois, sans nier pour autant l’importance du travail syndical au sein du mouvement populaire.

D’emblée le MIR prône la lutte armée ?

Oui, il l’affirme dès le congrès de 1965, et le confirme lors du congrès de 1967. Ce sont ses fameuses « thèses politico-militaires ». Mais à lire la déclaration de fondation du MIR, on décèle surtout une influence trotskiste autour de Luis Vitale et d’Humberto Valenzuela. On parle donc plutôt de « programme de transition », et d'« appui au sein du mouvement de masse ». Sans nier pour autant l’importance de la violence révolutionnaire. Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir de 1967, quand Miguel Enríquez prend la direction du mouvement, que l’aspect « guerre populaire prolongée » devient un centre de la politique miriste

Entre sa fondation en 1965 et l’élection de Salvador Allende en 1970, quelle a été la progression du MIR ?

Ce que reconnaîtra même le MIR pendant l’Unité populaire (UP), en 1971-72, c’est que son influence va bien au-delà de la réalité de l’organisation. C’est une organisation jeune, très minoritaire, un parti de cadres révolutionnaires avec quelques milliers de « militants professionnels ». Ils restent minoritaires au sein du mouvement ouvrier organisé, notamment à l’intérieur de la CUT (Centrale unique des travailleurs) par exemple, même s’ils se développent clairement pendant l’Unité populaire. En 1971-1972, le tournant ouvrier et syndical donne un écho important au MIR, mais il éprouve tout de même de grandes difficultés à mordre sur le mouvement ouvrier sous hégémonie du PC, du PS et du Parti démocrate-chrétien, qui reste la troisième force syndicale du pays.

Quelle a été la position du MIR par rapport à la candidature de Salvador Allende en 1970, et au gouvernement d’Unité populaire ensuite ?

C’est l’épreuve de feu : cette organisation révolutionnaire se trouve confrontée au défi de faire la révolution, ce qui n’est pas peu, cinq ans après sa fondation : souvent les organisations révolutionnaires parlent de révolution mais ne sont pas dans des conjonctures propices pour mettre en pratique leur discours. Le MIR qualifie l’époque de « prérévolutionnaire » en 1970. Dans un premier temps, il mesure très mal la température politique puisqu’il appelle à l’abstention et déclare que l’élection d’Allende est « hautement improbable ».

Miguel Enriquez Espinosa, jeune médecin chilien, un des fondateurs et leader charismatique du MIR, Mouvement de la gauche révolutionnaire. Inspiré par la figure emblématique du Che Guevara, le MIR prôna la lutte armée, vaticina le coup d’état du 11 septembre 1973 et la sanglante répression qui décima la gauche. Passé à la clandestinité depuis le putsch, Miguel Enriquez a été tué par la police politique de Pinochet le 5 octobre 1974 à Santiago.

Quand Allende gagne l’élection, même s’il est minoritaire (il gagne avec 36,5% des voix, contre 35% pour le candidat de droite, dans une élection à un tour, ndlr), le MIR a l’intelligence de s’adapter à la période et de reconnaître le gouvernement comme un gouvernement « populaire, démocratique et anti-impérialiste ». Il soutient de manière critique les mesures gouvernementales les plus avancées, comme la nationalisation de la réserve de cuivre, de 90% du système bancaire et de nombreuses entreprises, la réforme agraire, ou encore l’augmentation considérable des salaires de base.